Textes philosophiques

Corpus de textes – Justice : l’algorithme met-il fin à l’humain ?

 

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Par Léa Prelot

A- L’impossible  « justice humaine » et l’idéal mécanique.

 

            Ecoute donc, comme on dit, une belle histoire, que tu prendras, je m’en doute, pour une fable, mais que je tiens pour une histoire vraie; car je te garantis vrai ce que je vais dire. Comme le dit Homère Zeus, Poséidon et Pluton, ayant reçu l’empire de leur père, le partagèrent entre eux. Or au temps de Cronos, il y avait à l’égard des hommes une loi, qui a toujours subsisté et qui subsiste encore parmi les dieux, que celui qui a mené une vie juste et sainte aille après sa mort dans les îles des Bienheureux ‘ pour y séjourner à l’abri de tout mal dans une félicité parfaite, et qu’au contraire celui qui a vécu dans l’injustice et l’impiété aille dans la prison de l’expiation et de la peine, qu’on appelle le Tartare. Or, au temps de Cronos et au début du règne de Zeus, les juges étaient vivants et jugeaient des vivants, le jour même où ceux-ci devaient mourir. Aussi les jugements étaient mal rendus. Alors Pluton et les surveillants des îles Fortunées allaient rapporter à Zeus qu’il leur venait dans les deux endroits des hommes qui ne méritaient pas d’y séjourner. « Je vais mettre un terme à ces erreurs, répondit Zeus. Ce qui fait que les jugements sont mal rendus, c’est qu’on juge les hommes tout vêtus; car on les juge de leur vivant. Aussi, poursuivit-il, beaucoup d’hommes qui ont des âmes dépravées sont revêtus de beaux corps, de noblesse et de richesse, et, à l’heure du jugement, il leur vient une foule de témoins pour attester qu’ils ont vécu selon la justice. Les juges sont éblouis par tout cela. En outre, ils jugent tout habillés eux aussi, ayant devant leur âme, comme un voile, des yeux, des oreilles et tout leur corps. Cet appareil qui les couvre, eux et ceux qu’ils ont à juger, leur offusque la vue. La première chose à faire, ajouta-t-il, c’est d’ôter aux hommes la connaissance de l’heure où ils doivent mourir, car ils la connaissent à l’avance. Aussi Prométhée a déjà été averti de mettre un terme à cet abus. Ensuite il faut qu’on les juge dépouillés de tout cet appareil. Il faut aussi que le juge soit nu et mort, pour examiner avec son âme seule l’âme de chacun, aussitôt après sa mort, et que celui qu’il juge ne soit assisté d’aucun parent et qu’il laisse toute cette pompe sur la terre afin que le jugement soit équitable. J’avais reconnu ce désordre avant vous; en conséquence j’ai établi comme juges trois de mes fils, deux d’Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d’Europe, Eaque. Lorsqu’ils  seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie, au carrefour d’où partent les deux routes qui mènent, l’une aux îles des Bien heureux, l’autre au Tartare. Rhadamanthe, jugera les hommes de l’Asie, Eaque ceux de l’Europe. Pour Minos, je lui réserve le privilège de prononcer en der nier ressort, si les deux attitrés sont embarrassés, afin que le jugement qui décide du voyage des hommes soit aussi juste que possible.

Platon, Gorgias

 

Il pourrait arriver que la loi, qui est en même temps clairvoyante et aveugle, serait, en de certains cas, trop rigoureuse. Mais les juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche qui prononce les paroles de la loi; des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur. C’est donc la partie du corps législatif, que nous venons de dire être, dans une autre occasion, un tribunal nécessaire, qui l’est encore dans celle-ci; c’est à son autorité suprême à modérer la loi en faveur de la loi même, en prononçant moins rigoureusement qu’elle

Montesquieu, De l’esprit des lois.

 

Quatrième conséquence. Les juges criminels ont donc d’autant moins le droit d’interpréter les lois pénales qu’ils ne sont point eux-mêmes législateurs. Les lois ne sont point une tradition domestique ou un testament destiné à être ponctuellement exécuté et déposé par nos ancêtres entre les mains des magistrats. Ils les tiennent de la société subsistante ou du souverain qui la représente comme légitime dépositaire du résultat actuel de toutes les volontés réunies. En effet, sur quoi est fondée l’autorité réelle et physique des lois ? Sur l’obligation de tenir d’anciennes conventions. Elles sont nulles et ne peuvent lier des hommes qui n’existaient pas. Elles sont injustes, puisqu’elles les réduisent de l’état de société intelligente à celui d’un vil troupeau privé de volonté. La base de cette autorité est donc le serment tacitement fait au souverain par tous les citoyens vivants et la nécessité de réprimer et de conduire à un même but les intérêts particuliers, toujours prêts à nuire au bien général par leur fermentation intestine. Quel sera, d’après cela, le légitime interprète des lois ? Le juge, uniquement destiné à examiner si tel homme les a violées ou non ; ou le souverain, dépositaire des volontés actuelles de toute la société ? Dans toute affaire criminelle, le juge doit partir d’après un syllogisme parfait, dont la majeure est la loi générale, la mineure l’action conforme ou non à cette loi, et la conséquence l’élargissement ou la punition de l’accusé. Un raisonnement de plus, soit que le juge le fasse de son gré ou qu’il y soit forcé, ouvre la porte à l’incertitude et à l’obscurité. Rien de plus dangereux que cet axiome reçu : Il faut consulter l’esprit de la loi. C’est ouvrir un passage au torrent de l’opinion, principe que je regarde comme une vérité démontrée, quoiqu’il semble un paradoxe à la plupart des hommes, plus sensibles aux petits désordres du moment que frappés des suites éloignées, mais funestes, d’un faux principe établi chez une nation. Toutes nos connaissances, toutes nos idées se tiennent ; plus elles sont compliquées, plus elles ont de rapports et de résultats. Chaque homme a sa manière de voir ; il en a même une différente selon les circonstances. L’esprit des lois serait donc le résultat de la bonne ou de la mauvaise logique d’un juge ; il tiendrait donc à une digestion facile ou pénible ; il dépendrait de la faiblesse de l’accusé, de la violence des passions du magistrat, de ses relations avec l’offensé, enfin de toutes les petites causes qui changent l’apparence des objets dans l’esprit inconstant de l’homme. Nous verrions le sort d’un citoyen changer de face comme de tribunaux, la vie des malheureux dépendre des faux raisonnements et de la fermentation actuelle des humeurs d’un juge disposé dans le moment à prendre le résultat vague des notions confuses qui flottent dans son esprit pour l’interprétation légitime de la loi. Le même tribunal ne punirait pas également les mêmes crimes dans différents temps, parce qu’il se livrerait à l’instabilité trompeuse des interprétations plutôt que d’écouter la voix toujours constante des lois. Les funestes inconvénients dont je viens de parler peuvent-ils être mis en parallèle avec le désordre momentané qui naîtra de l’observation rigoureuse des lois pénales ? Peut-être obligera-t-il de faire au texte de ces lois quelque changement, aussi facile que nécessaire, mais au moins empêchera-t-il ces raisonnements pernicieux, source empoisonnée des discussions arbitraires et vénales. Lorsque la loi sera fixée de manière à devoir être suivis à la lettre ; lorsqu’elle ne confiera au magistrat que le soin d’examiner les actions des citoyens, pour décider si ces actions la blessent ou y sont conformes ; lorsqu’enfin la règle du juste et de l’injuste, boussole du citoyen ignorant comme du philosophe, ne sera point une affaire de controverse, mais de fait, on ne verra point les sujets accablés sous le joug d’une multitude de petits tyrans. Ils n’auront pas à craindre ce despotisme divisé, bien plus funeste que celui d’un seul, parce que la tyrannie devient plus cruelle, en raison composée des obstacles qu’elle rencontre, et non de la force qu’elle possède, bien plus insupportable, parce qu’il y a moins de distance entre l’oppresseur et l’opprimé, bien plus permanent, parce qu’on ne ferait que changer de joug, le despotisme d’un seul étant l’unique remède à la tyrannie divisée. Avec des lois pénales toujours littéralement exécutées, le citoyen vivra tranquillement à l’ombre de la sûreté publique ; il jouira du fruit de la réunion des hommes en société, ce qui est juste ; il pourra calculer précisément les inconvénients d’une mauvaise action, ce qui est utile ; il acquerra, j’en conviens, un certain esprit d’indépendance, mais il n’en sera pas moins soumis aux premiers magistrats et aux lois, et ne refusera soit hommage qu’à ceux qui ont osé appeler du nom sacré de vertu la faiblesse de céder à leurs opinions, dictées par le caprice et l’intérêt. Je sens que de tels principes déplairont à ces despotes subalternes qui se sont arrogé le droit d’accabler leurs inférieurs du poids de la tyrannie qu’ils supportent eux-mêmes. J’aurais tout à craindre si l’esprit tyrannique était compatible avec le goût de la lecture.

Beccaria, Des délits et des peines

 

 

En fait, sous l’expression de sensus communis, il faut entendre l’idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire un pouvoir de juger qui, dans sa réflexion, tient compte en pensée (a priori) du mode de représentation de tout autre, pour en quelque sorte comparer son jugement à la raison humaine tout entière et se défaire ainsi de l’illusion qui, procédant de conditions subjectives particulières aisément susceptibles d’être tenues pour objective, exercerait une influence néfaste sur le jugement ? C’est là ce qui s’accomplit quand on compare son jugement moins aux jugements réels des autres qu’à leurs jugements simplement possibles et que l’on se met à la place de tout autre en faisant simplement abstraction des limitations qui s’attachent de façon contingente à notre appréciation (…). [il est nécessaire de travailler à être] dont la pensée est élargie- savoir sa capacité à s’élever au dessus des conditions subjectives et particulières du jugement, à l’intérieur desquelles tant d’autres sont comme enfermés, et réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer que dans la mesure où il se place du point de vue d’autrui).

            Kant, Critique de la faculté de juger, §40

 

 

 

 

 

 

B) Que fait le juge ? L’irréductibilité du jugement à une logique mécanique.

 

Puisque les mots seuls ne peuvent plus garantir une compréhension sans faille du message, il faut chercher en dehors du mot, dans la phrase, dans le contexte, verbal ou non, dans ce que l’on sait de l’orateur et de son auditoire, des suppléments d’information permettant de réduire le malentendu, de comprendre le message d’une façon conforme à la volonté de celui qui l’émet. Parfois, d’ailleurs, l’interprétation devra tenir compte d’autres exigences, notamment quand il s’agit d’interpréter des textes sacrés ou des textes juridiques.

            (…) De même, dans la mesure où l’article 4 du Code Napoléon institue pour le juge l’obligation de juger (« le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice »), celui ci devant dire le droit, même quand il s’agit de cas non prévus par le législateur, aura à interpréter les textes de telle façon que son interprétation permette de trancher le litige judiciaire, même si l’interprétation usuelle ne fournit pas de solution.

On voit pas ces exemples, que si l’élimination de toute ambiguïté est imposée aux langues artificielles qu’utilisent les logiciens et les mathématiciens, l’usage et l’interprétation des communications rédigées dans une langue naturelle peuvent être subordonnées à d’autres impératifs, qui ne font de l’exigence d’univocité qu’une condition subordonnée. Certains usages du langage, tel que son utilisation poétique, supposent même que l’on s’écarte du sens usuel, seul l’écart par rapport à ce dernier donnant à l’expression la valeur affective recherchée.

Mais déjà l’usage normal du langage offre des possibilités de choix multiples : le jeu des qualifications, des catégories grammaticales, des modalités dans l’expression de la pensée, des liaisons établis entre les propositions, permet de hiérarchiser des éléments du discours, de mettre l’accent sur tel ou tel de leurs aspects.

        Perelman,  L’empire rhétorique.

 

 

 

Un système de droit ne se présente pas d’une façon aussi formelle et impersonnelle qu’un système axiomatique, logique, ou mathématique. Un système formel étant constitué, ses propriétés peuvent faire l’objet d’une étude objective, entièrement indépendante de la volonté du logicien ou du mathématicien. Qu’il s’agisse de prouver que le système est cohérent, qu’on ne peut y démontrer un proposition et sa négation, ou qu’il est complet, qu’on peut y démontrer toute proposition bien formée ou sa négation, les propriétés du système ne dépendent que de sa seule structure. Mais il n’en est pas ainsi en droit. Dans les systèmes juridiques modernes, le juge est obligé, sous peine de sanctions pénales, de juger et de motiver ses décisions. En effet, « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité, ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice » (article 4 du code Napoléon). Il doit dire le droit dans toutes les affaires qui relèvent de sa compétence. Par là, il est obligé de juger et d’argumenter comme si le système de droit qu’il applique n’avait pas de lacunes et ne comportait pas d’antinomies.  Pour éviter le déni de justice, le juge doit obligatoirement considérer les lacunes et les antinomies comme apparentes, sans qu’il résulte du système, d’une façon non ambiguë, comment il doit procéder pour arriver au résultat, c’est à dire à la décision motivée qu’on attend de lui. Si le système de droit est censé être sans lacunes et sans antinomies, il le doit au pouvoir de décision accordé au juge. Mais ce pouvoir qui n’est pas limité par un ordre légal clairement défini une fois pour toutes – car les termes d’une loi, clairs et dépourvus d’ambiguïté par rapport à certains cas d’application peuvent cesser de l’être dans d’autres situations – n’est pas non plus un pouvoir arbitraire dont le juge peut user à sa guise : il se trouve en effet dans l’obligation de motiver ses décisions.

Perelman, Droit, morale, philosophie.

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