La réécriture du mythe d’Antigone

En quoi les réécritures du mythe d’Antigone permettent-elles d’interroger notre rapport à l’autorité ?

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Texte 1 :

 

Qu’est-ce au juste qu’un « mythe » ? Dans le langage courant du XIXe siècle, le mythe signifiait tout ce qui s’opposait à la « réalité » : la création d’Adam ou l’homme invisible, aussi bien que l’histoire du monde racontée par les Zoulous ou la Théogonie d’Hésiode1 étaient des « mythes ». Comme beaucoup d’autres clichés de l’illuminisme et du positivisme, celui-ci aussi était de structure et d’origine chrétiennes ; car, pour le christianisme primitif, tout ce qui ne trouvait pas sa justification dans l’un ou l’autre des deux Testaments était faux : c’était une « fable ». Mais les recherches des ethnologues nous ont forcés de revenir sur cet héritage sémantique2, survivance de la polémique chrétienne contre le monde païen. On commence enfin à connaître et à comprendre la valeur du mythe telle qu’elle a été élaborée par les sociétés « primitives » et archaïques, c’est-à-dire par les groupes humains où le mythe se trouve être le fondement même de la vie sociale et de la culture. Or, un fait nous frappe dès l’abord : pour de telles sociétés, le mythe est censé exprimer la vérité absolue, parce qu’il raconte une histoire sacrée, c’est-à-dire une révélation trans-humaine qui a eu lieu à l’aube du Grand Temps, dans le temps sacré des commencements (in illo tempore). Étant réel et sacré, le mythe devient exemplaire et par conséquent répétable, car il sert de modèle, et conjointement de justification, à tous les actes humains. En d’autres termes, un mythe est une histoire vraie qui s’est passée au commencement du Temps et qui sert de modèle aux comportements des humains. En imitant les actes exemplaires d’un dieu ou d’un héros mythique, ou simplement en racontant leurs aventures, l’homme des sociétés archaïques se détache du temps profane et rejoint magiquement le Grand Temps, le temps sacré.

 

Mircea ELIADE, Aspects du mythe, 1957.

 

Texte 2 :

 

Le mythe est langage ; mais un langage qui travaille à un niveau très élevé, et où le sens parvient, si l’on peut dire, à décoller du fondement linguistique sur lequel il a commencé par rouler. Résumons donc les conclusions provisoires auxquelles nous sommes parvenus. Elles sont au nombre de trois : 1) Si les mythes ont un sens, celuici ne peut tenir aux éléments isolés qui entrent dans leur composition, mais à la

 

1 Théogonie : dans les religions polythéistes récit qui relate la naissance des dieux et en expose la généalogie. Selon la Théogonie d’Hésiode, Chaos, sorti du néant, est le tout premier principe ayant existé. Bien que formant un vide béant et infini, il donne naissance à la Nuit noire, ou Nyx, et à l’Érèbe, région insondable et obscure des Enfers. Ces deux enfants de l’obscurité première s’unissent ensuite pour créer l’Éther et le Jour. Tout comme Chaos, Gaia et Éros apparaissent par la suite de manière spontanée. Ils forment ensemble les trois éléments primitifs du monde en création. Il est à noter que bien que certains récits présentent Chaos comme une sorte de masse confuse, tous s’accordent pour voir en lui la première force ayant investi l’Univers.

 

2 Qui a trait au sens (signification) des mots

 

manière dont ces éléments se trouvent combinés3. 2) Le mythe relève de l’ordre du langage, il en fait partie intégrante ; néanmoins, le langage, tel qu’il est utilisé dans le mythe, manifeste des propriétés spécifiques. 3) Ces propriétés ne peuvent être cherchées qu’au-dessus du niveau habituel de l’expression linguistique ; autrement dit, elles sont de nature plus complexe que celles qu’on rencontre dans une expression linguistique de type quelconque.

 

Claude Levi-Strauss, La structure des mythes in Anthropologie structurale

 

Texte 3 :

 

Tout est alternance, dans la tragédie, mais il y a aussi, toujours active, une tendance invincible de notre esprit à immobiliser l’alternance sur un de ses moments. C’est cette tendance proprement mythique qui fournit les pseudo-déterminations des protagonistes, qui transforme les oppositions tournantes en différences stables.

 

Le concept d’alternance figure dans la tragédie mais amputé de sa réciprocité. Il devient paradoxalement la détermination, le trait caractéristique d’un personnage particulier. Œdipe, par exemple, se proclame lui-même l’enfant de la Fortune, de la Chance ; nous disons aujourd’hui Destin pour mieux « individualiser » et solenniser la chose, pour « exorciser » la réciprocité.

 

L’appartenance d’Œdipe à Tukhè, la Fortune, se traduit par une série de « hauts » et de « bas » : C’est la Fortune qui fut ma mère et les années qui ont accompagné ma vie m’ont fait tour à tour petit et grand. Dans les dernières phrases de la pièce, le chœur définit l’existence du héros par ses revirements, c’est-à-dire, une fois de plus par une alternance.

 

Cette définition est exacte, mais elle n’est pas plus exacte d’Œdipe que des autres héros tragiques. Ceci devient évident si, au lieu de se limiter à une seule tragédie, on considère le corpus tragique dans son ensemble. On s’aperçoit qu’on ne peut pas définir les héros tragiques les uns par rapport aux autres car ils sont tous appelés à jouer les mêmes rôles successivement. Si Œdipe est oppresseur dans Œdipe roi il est opprimé dans Œdipe à Colone. Si Créon est opprimé dans Œdipe roi il est oppresseur dans Antigone. Personne, en somme, n’incarne l’essence de l’oppresseur ou l’essence de l’opprimé ; les interprétations idéologiques de notre temps sont la trahison suprême de l’esprit tragique, sa métamorphose pure et simple en drame romantique ou en western américain. Le manichéisme immobile des bons et des méchants, la rigidité d’un ressentiment qui ne veut pas lâcher sa victime quand il la tient s’est entièrement substituée aux oppositions tournantes de la tragédie, à ses revirements perpétuels.

 

Autant l’art tragique se passionne pour le revirement, autant il se désintéresse des domaines que celui-ci peut affecter. Dans le cas d’Œdipe, par exemple, l’alternance de la colère et de la sérénité n’entre pas moins en ligne de compte, dans la définition qui fait de lui l’enfant de la Fortune, que l’alternance des périodes d’exil et de toute-

 

3 La rationalité du mythe est, comme sa signification, sous-jacente parce qu’elle est élaborée à travers les artifices du langage. La démarche analytique de la méthode cartésienne consistant à diviser (disséquer, analyser) un problème (TOUT) en ses parties simples pour résoudre le problème global est inappropriée à la lecture du mythe. Seule la démarche structurale consistant à considérer le mythe comme une structure, dans laquelle les éléments sont interdépendants et solidaires, peut dégager le sens du mythe.

 

puissance. Le rythme de l’alternance et surtout le domaine où elle se produit nous paraissent si différents, ici et là, que nous ne songeons pas à rapprocher les deux instances. La critique traditionnelle, à ma connaissance, ne l’a jamais fait. Et pourtant dès que notre attention est attirée sur l’existence d’un mouvement alternatif, nous pressentons et nous constatons sans peine qu’il n’y a pas de thème, dans la tragédie, qui n’y soit soumis. Un phénomène d’une telle ampleur appelle une explication unique.

 

René Girard, Du désir mimétique au double monstrueux in La Violence et le Sacré, p. 338, ed. Grasset

 

L’Humanité en question Création, continuités et ruptures

 

Problématique : En quoi les réécritures du mythe d’Antigone permettent-elles d’interroger notre rapport à l’autorité ?

 

Document n°1 : Sophocle, Antigone, 441 avant J.-C.

 

CRÉON : Et toi qui courbes la tête contre terre, je te parle : avoues-tu [avoir enterré Polynice] ? ANTIGONE : Je l’avoue, je ne nie pas l’avoir fait.

 

CRÉON (au garde) : Pour toi, va où tu voudras ; tu es absous de ce crime. Mais toi, réponds-moi en peu de mots et brièvement : connaissais-tu l’édit qui défendait ceci ?

 

ANTIGONE : Je le connaissais. Comment l’aurais-je ignoré ? Il est connu de tous.

 

CRÉON : Et ainsi, tu as osé violer ces lois ?

 

ANTIGONE : C’est que Zeus ne les a point faites, ni la Justice qui siège auprès des dieux souterrains. Et je n’ai pas cru que tes édits pussent l’emporter sur les lois non écrites et immuables des dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point d’aujourd’hui ni d’hier qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement puissantes et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par les dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ? Même sans ta volonté́ et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je pense. Quiconque vit comme moi au milieu d’innombrables misères, celui-là n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinée qui m’attend ne m’afflige en rien. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mère, cela m’eût affligée ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir agi follement, peut-être suis-je accusée de folie par un insensé.

 

LE CORYPHÉE : L’esprit inflexible de cette enfant vient d’un père semblable à elle. Elle ne sait point céder au malheur.

 

CRÉON : Sache cependant que ces esprits inflexibles sont domptés plus souvent que d’autres. C’est le fer le plus solidement forgé au feu et le plus dur que tu vois se rompre le plus aisément. Je sais que les chevaux fougueux sont réprimés par le moindre frein, car il ne convient point d’avoir un esprit orgueilleux à qui est au pouvoir d’autrui. Celle-ci savait qu’elle agissait injurieusement en osant violer des lois ordonnées ; et, maintenant, ayant accompli le crime, elle commet un autre outrage en riant et en se glorifiant de ce qu’elle a fait. Que je ne sois plus un homme, qu’elle en soit un elle-même, si elle triomphe impunément, ayant osé une telle chose ! Mais, bien qu’elle soit née de ma sœur, bien qu’elle soit ma plus proche parente, ni elle, ni sa sœur n’échapperont à la plus honteuse destinée, car je soupçonne cette dernière non moins que celle-ci d’avoir accompli cet ensevelissement. Appelez-la. Je l’ai vue dans la demeure, hors d’elle-même et comme insensée. Le cœur de ceux qui ourdissent le mal dans les ténèbres a coutume de les dénoncer avant tout. Certes, je hais celui qui, saisi dans le crime, se garantit par des belles paroles.

 

ANTIGONE : Veux-tu faire plus que me tuer, m’ayant prise ? CRÉON : Rien de plus. Ayant ta vie, j’ai tout ce que je veux.

 


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