Auguste COMTE, Théorie générale de la religion, (T.S2 2012)
“Le nom de religion …indique l’état de complète unité qui distingue notre existence, à la fois personnelle et sociale, quand toutes ses parties, tant morales que physiques, convergent habituellement vers une destination commune. Ainsi, ce terme équivaudrait au mot synthèse…” Catéchisme positiviste, I, (1852).
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Auguste COMTE, Théorie générale de la religion (SPP II, chap 1, début)
pagination : 1001nuits, 2005.
Plan possible:
17- 18 Tripartitions de la religion.
18 – 22 Première notion de religion :
Destination de la R.
harmonie, unité : régler, rallier.
Existence individuelle, existence collective; égoïsme, altruisme.
Vie affective, vie spéculative, vie active.
23 – 33 Nature de la R. :la raison et la foi :
les influences spontanées : aimer, croire.
la constitution cérébrale (le cerveau et la pensée) l’organisme et le milieu (explication biologique) les affections bienveillantes (explication morale).
33 – 37 Composition de la religion : le dogme, le culte, le régime. 38 – 40 Transition : statique et dynamique.
La synthèse, et sa préparation
41 – 54 I) Les penchants, les tendances, et les croyances.
Le dehors et le dedans. L’ordre naturel.
54 – 62 Les trois types de lois ; les lois morales ; la vie ; le progrès
63 – 69 La composition de l’ordre et du progrès : perfectionnement, sociabilité.
70 – 75 valeur du sentiment
- – Considérations sur l’éducation.
76 – 80 II) L’économie naturelle de la religion positive
80 – 84 Individu et société
84 – 89 Le Grand-Etre et son culte.
89 – 96 Existence objective, existence subjective.
L’humanité, la femme.
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Notions étudiées : la culture, la religion, la matière et l’esprit, la société, la morale.
“De toutes les religions sociologiques, la sociocratie d’Auguste Comte me paraît philosophiquement la meilleure. Peut-être; d’ailleurs, est-ce la raison pour laquelle, elle a été politiquement la plus faible” (Raymond ARON, Les étapes de la pensée sociologique, 1967, p. 123)
Auguste COMTE, Théorie générale de la religion, (T.S2 2012)
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Première leçon : approches diverses des concepts comtiens.
L’auteur : éléments biographiques et projet philosophique : L’oeuvre : un moment particulier dans l’élaboration du positivisme. La notion : une conception originale de la religion.
La science, l’histoire, la société.
- Les mathématiques et l’époque : “finir la Révolution”
Le polytechnicien et le réformateur.
- La science sociale et la politique positive : “ordre et progrès” L’invention de la sociologie et de l’altruisme.
- La loi des trois états et l’état de la société : l’”humanité” La société est religieuse ou elle n’est
Données biographiques : 1798, 1822 (l’opuscule fondamental),
1826 (la crise),
1845 (l’année sans pareille),
1851 (la théorie générale de la religion).
Bibliographie : Cours de philosophie positive, leçon 1
Catéchisme positiviste...
ALAIN, Abrégés pour les aveugles.
ARON, Les étapes de la pensée sociologique Annie PETIT, Comte, in Gradus philosophique. Juliette GRANGE, le Vocabulaire de Comte
Auguste COMTE, Théorie générale de la religion, (T.S2 2012)
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Deuxième leçon: la première page.
Étude de vocabulaire, distinctions fondamentales. (p. 17)
Une histoire à construire : histoire = mouvement, succession, articulation,
dynamique ; construction = stabilité, permanence, statique.
Idée du provisoire (le passé) et du définitif (le futur).
Présentation de la religion comme un processus et comme une structure.
Le processus correspond aux âges de l’humanité (comparer un homme et les hommes), la structure au concept que l’on trouve identique par-delà les moments de son développement (un homme est le même bien qu’il change).
Construction du tableau : caractère, faculté, culte
Régimes préparatoires : spontané, sentiment, fétichisme
inspirée, imagination, polythéisme révélée, raisonnement, monothéisme
Ordre définitif: démontrée, synthèse, activité, positivisme Conditions du concept : le fondement universel de la société.
Qu’y a-t-il de commun dans cette histoire, dans ces modalités particulières ? L’idée d’une unité du genre humain, selon que telle ou telle faculté est privilégiée, selon que telle ou telle organisation sociale a besoin de représentations. Le présupposé est donc que l’homme est, pris collectivement, un “homo religiosus”, un “animal social de type religieux” (Houellbecq), un “animal cérémoniel” (Wittgenstein).
Lexique :
Religion révélée : quand la vérité est présentée sous la forme d’une présence divine ou d’un discours inspiré (par un prophète, celui qui parle en avant) ; cela définit des “mystères”, une connaissance hermétique (cf. Hermès), suppose des initiés (des apôtres, des devins), et surtout, un texte sacré, c’est-à-dire dont la teneur est de nature divine (les tables de la Loi, le sermon sur la montagne, la révélation coranique)
Fétichisme : mot portugais, feitiço, objet dans lequel vit un esprit. Caractère premier de la religion (non péjoratif) : trois caractères : analogie des hommes et des choses (qui possèdent forces et donc actions) ; croyance en une efficace des objets (non seulement utiles techniquement, mais aussi spirituellement, comme dans le sort jeté) ; d’où des rites, c’est-à- dire des actions réglées envers ces fétiches (les autels, les prières, les sacrifices : faire du sacré, les tabous : interdits liés à la catégorie pur/impur).
Religion : terme essentiel, étymologie douteuse : objet de la troisième leçon.
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Troisième leçon: la destination de la religion
Préparation : lire p. 18-22 :
Comte aborde la religion comme notion à partir de sa destination, c’est-à-dire de ce pour quoi elle existe (sa fin, ce en vue de quoi).
1° Qu’est-ce que la religion règle, qu’est-ce qu’elle rallie ? 2° Comment COMTE conçoit-il l’égoïsme et l’altruisme ? 3° Qu’est-ce que la “vie active” ?
-p. 18: « Avant tout… » – on observe d’abord la confusion des moyens et des fins (c’est-à- dire
des pratiques et des idées)
– on parle des religions, non de la religion : distinguer les exemples, les cas particuliers, et le concept.
Si l’on met l’accent sur le sentiment : effusion, émotion, on insiste alors sur la participation de l’homme au monde;
Si l’on met l’accent sur l’intelligence : exégèse, sens, on s’efforce d’expliquer la présence de l’homme dans le monde.
Exemples : la proximité ou l’éloignement des dieux ; la superstition (voir plus loin)
-p. 18 : « Dans ce traité… » – repérer le vocabulaire systématique de l’unité :
harmonie, coordination, concours, consensus, solidarité, absorption, connexité, plénitude : Comte logographe !!
– repérer la métaphore : santé du corps, religion de l’âme.
-p. 19 : « La seule distinction… » Deux formes d’existence caractérisent les hommes :
l‘individualité (la conscience), la sociabilité (le collectif). Comte en déduit que la première doit être « réglée », la seconde doit « rallier ».
Analyse de religio, pour comprendre la portée du choix étymologique de Comte
(réf.: E. BENVENISTE, Vocabulaire des institutions indo-européennes, volume 2, 1969).
Relegere : relire, reprendre, revenir (CICERON) : c’est l’attention à la répétition, à la conformité, à la pratique usuelle précise, en un mot, le scrupule. Comparer avec negligere (sans souci), ou encore avec intelligere, choix de retenir. La religion est alors essentiellement identifiée au culte.
Religare : relier ; idée chrétienne du lien (TERTULLIEN) : c’est alors la liaison des hommes entre eux, et des hommes avec Dieu. Ce lien détermine des ob-lig-ations. La religion est alors rapportée à une perspective morale.
COMTE privilégie ce second sens : la religion est observance de règles, dans deux perspectives : rassembler ses facultés, les formes de la représentation, pour un individu (on retrouve ceci dans le recueillement) ; et rallier les individus à un même dessein.
La religion a donc deux fonctions de synthèse : la synthèse des parties diverses de l’homme, et la synthèse des hommes semblables entre eux.
- 20 : « Mais leur convergence… » : Pas de solution de continuité en l’homme,
- parce qu’il est individu : il tend à persévérer dans son être…
- parce qu’il est sociable : il vit avec les autres pour sa stabilité, et celle de l’espèce.
D’où deux tendances (ou penchants): la séparation (égoïsme)
la rencontre (altruisme)
Voir le « tableau cérébral » : puissance de l’un, dignité de l’autre…
- 21 : « Mais la concordance spontanée… »
- cela vaut d’abord pour la vie affective (le sentiment) exemple du fétichisme.
- mais cela vaut ensuite pour la vie spéculative (non plus éprouver, mais interroger) : c’est la particularité humaine que de penser ses émotions, d’étudier ses comportements, de réfléchir à sa situation. Ainsi l’homme se demande-t-il : quel est mon intérêt, et cet intérêt n’est pas toujours égoïste.
- Exemples : sexualité et attachement, nutrition et bonté, vanité et vénération…
- 22 : « Quant à la vie active… » La vie active est la synthèse de la réaction (affective) et
de la réflexion (intellect). Elle s’exprime dans la prévision, dans le projet, qui commande l’action.
Remarque sur la vie : c’est ce que peut un organisme, qui doit ainsi se gérer lui-même, en se trouvant dans un milieu, qui l’influence et qu’il modifie ; concept d’homéostasie.
- 22 : « Ayant assez démontré… » Comte reprend alors des observations historiques :
- le polythéisme (Egypte, Grèce) organise la société plus qu’il ne commande le monde affectif des individus : il structure le
- le monothéisme (Moyen-âge) s’adresse d’abord à l’intériorité (le salut personnel), qui à son tour peut structurer la société
(les mœurs, les relations de pouvoir).
Auguste COMTE, Théorie générale de la religion, (T.S2 2012)
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Quatrième leçon : la nature de la religion : foi et raison.
Préparation : lire p. 23 à 33
Aimer, croire, savoir, COMTE cherche maintenant quel est le fondement de la religion.
1° Pourquoi voit-on d’abord dans la religion une préoccupation subjective ? 2° Que nous enseigne la biologie sur l’idée d’unité ?
3° Pourquoi fait-il allusion à GALL ? (p. 30)
1°) Deux manières de comprendre la religion : comme une préoccupation collective, sociale, communautaire (idée juive du peuple élu, idée d’une association du pouvoir politique et de l’autorité religieuse, idée d’un lien social garanti par des pratiques de fusion, d’identification, idée diachronique de transmission de valeurs et de principes intergénérationnels (le monument, le rituel, la morale) ; mais aussi comme foi personnelle, conviction individuelle, qui concerne le cœur (idée chrétienne de salut, musulmane d’intériorité, qui, à la limite, ne se voit pas à l’extérieur (exemple a contrario de la critique du dévot au XVIIème, le Tartuffe) . La question est de savoir s’il existe en effet deux pôles antagonistes et complémentaires, ou si l’un de ces aspects est illusoire. Dans l’histoire de la pensée, on peut citer Socrate et son démon, qui lui vaut condamnation à mort, César et Dieu pour l’impôt à Jérusalem ; ou, dans l’autre sens, les rituels dévalués (la fête convertie en loisir, dans les jours fériés). Les pratiques sont problématiques, c’est ce que montre COMTE lorsqu’il aborde la question du fondement (distinguer origine et fondement, commencement et principe, histoire et concept). Origine désigne le premier moment, le repère temporel ; le fondement désigne le premier principe, la première pensée ; le commencement est le point d’appui d’une durée ; le principe est l’énoncé à partir duquel un propos est construit ; l’histoire déroule la temporalité en moments, événements, étapes, périodes ; le concept saisit l’essence de la chose.On voit bien que la religion peut avoir une histoire (origine: la loi, la révélation, commencement, le temps du prophète, la vie du dieu); mais elle a surtout un fondement : principes fondateurs, comme l’incarnation divine, ou l’affirmation d’un panthéon ; et concepts, c’est-à-dire pensées organisatrices de la logique religieuse.
Comte réduit cette complexité à un couple notionnel : l’extérieur et l’intérieur, Dans l’extérieur, il y a l’intellect (partagé), l’objectif (ce qui se présente à tous) ; dans l’intérieur, il y a la subjectivité, essentiellement affective, le sentiment. On comprend que le sentiment soit dominant, parce qu’il parle au cœur ; et que le raisonnement permette de relier, parce qu’on s’efforce de donner de la cohérence à l’interprétation du monde qui découle de nos sentiments (en particulier, l’idée que le monde a un sens, que la vie humaine est justifiée, que les aspirations des hommes les élèvent au-dessus de leur condition, etc.)
Voir le texte: p. 23.
2°) La référence à la science est constante dans la philosophie de Comte, parce que c’est le savoir scientifique qui constitue la vérité. Quels sont les caractères de la science ?
Trois éléments : un objet, une méthode, une histoire. Cela est particulièrement vérifiable dans l’émergence de la biologie, autour de 1800 (le mot date de 1802, et Comte est un admirateur du travail de BICHAT). L’objet de la biologie est le vivant, distingué de la matière.Lorsque donc on aborde la sociologie (le mot est de Comte), on se trouve dans un domaine qui intègre la biologie, et qui la dépasse : il ne faut donc pas réduire la société à un modèle organique, à un être vivant collectif, mais il ne faut pas non plus redéfinir radicalement la société sans comprendre qu’elle est le fait d’êtres vivants assemblés, c’est-à- dire qui sont dans un système de relations.
La biologie présente le vivant selon deux dimensions : intérieure, c’est l’homéostasie (un équilibre sans cesse menacé, sans cesse reproduit par l’action du vivant lui-même) ; et une dimension extérieure, c’est la relation à un milieu: à un lieu (le territoire) et à un mi-, une liaison, médiation, entre l’organisme et son autre, le monde matériel, inerte, voire hostile voir texte p
Parler d’unité, comme dans la communauté religieuse, c’est donc se situer à la fois par rapport à soi (la foi, expression de la subjectivité) et par rapport aux autres hommes (la raison, expression de l’universalité humaine). Le modèle de l’organisme nous indique donc que la société est vivante, autonome et déterminée par le monde environnant ; mais il ne peut rendre compte de la spécificité du social, c’est-à-dire ses pratiques effectives, que Comte nomme donc « religion ».
Dans la religion, il y a donc cette dimension de la foi (c’est-à-dire de la confiance en soi (vérifiée dans la confiance envers les autres ou la puissance de référence), et de la fidélité, de la permanence du repère, la conviction d’être guidé par une vérité)). Il y a aussi la dimension de la raison, i.e. de l’universel : la raison permet de juger, selon les mêmes modalités pour tout homme. Cf. Kant et la satisfaction subjective de la croyance et objective du savoir.
En particulier, p. 24, Comte propose une conception originale du cerveau humain, lieu de convergence de l’intérieur (l’équilibre organisationnel de l’individu) et de l’extérieur (réception des excitations extérieures et regard porté sur le monde). Le cerveau (matériel) est un organe complexe : il coordonne, synthétise, rassemble, les éléments constitutifs de l’existence humaine : le corps individuel, les pensées, les émotions, les actions, et assure ainsi le lien entre soi et la vie collective. Un exemple frappant : le souvenir, qui est à la fois une activité cérébrale particulière, et la production d’images qui n’ont plus rien de la matière des choses.
3°) La référence à Gall et à la phrénologie
Extrait de l’article « phrénologie » de l’Encyclopedia Universalis :
Sur GALL : Art de reconnaître les instincts, les penchants, les talents et les dispositions morales et intellectuelles des hommes et des animaux par la configuration de leur cerveau et de leur tête : ce titre d’un ouvrage de Franz Josef Gall (1757-1828) est la meilleure définition de la phrénologie, bien que son inventeur l’appelât « cranioscopie » et que le terme « phrénologie » ait été forgé par un disciple, G. Spurzheim (1776-1832), en 1810.
Gall, né à Tiefenbronn (Bade), chassé de Vienne pour ses idées, parcourut l’Europe avant de se fixer à Paris. Précurseur de la neurophysiologie, il étudia le cerveau chez l’animal et chez l’embryon, et, après Herder, il soutint, contre la conception unitaire des philosophes spiritualistes de l’école éclectique, que les diverses fonctions correspondent à une pluralité d’organes cérébraux. En rapportant les phénomènes de l’intelligence à l’organisation
physiologique, il fonda la psychologie moderne, ce que comprirent Esquirol, d’une part, Broussais et Comte, de l’autre. Enfin, la collection craniologique qu’il avait recueillie, acquise par le Muséum de Paris en 1831, fut au départ des recherches anthropologiques d’A. Serres et, surtout, de Broca, lequel, par ailleurs, lui doit l’idée des localisations cérébrales. Mais, doué d’un caractère enthousiaste, Gall se laissa aller à fonder une pseudo-science que ses contemporains accueillirent avec passion. Il eut la première intuition de la phrénologie le jour où il fut frappé par la proéminence des yeux de ceux de ses étudiants qui avaient le plus de mémoire ; de là, il conclut à l’existence de l’organe de la mémoire en arrière des yeux, et découvrit ainsi peu à peu trente-sept organes de ce genre, soigneusement répertoriés : centres ou organes de l’amour physique, de l’amitié, de la ruse, de la finesse, de la prévoyance, de l’esprit métaphysique… Il dressa une carte de « protubérances » (dont l’expression commune
« bosse » est le souvenir) et mit au point une méthode diagnostique par palpation digitale du crâne.
Outre Spurzheim, la phrénologie séduisit l’Écossais G. Combe qui fonda une société de phrénologie à Édimbourg (1823), et ensuite exporta la doctrine aux États-Unis, où elle eut un certain succès. Broussais fonda à son tour la Société parisienne de phrénologie (1832). Cependant, cette construction naïve ne survécut guère à son inventeur, si ce n’est par l’influence qu’elle exerça sur quelques écrivains, comme Balzac et Poe. Hegel traite de la phrénologie en un paragraphe (V, A, c, 111) de la Phénoménologie de l’esprit (1807) ; il la connaissait par l’enseignement de Gall à Iéna et en avait décelé l’inanité : elle revient à dire que « la réalité de l’esprit est un os » ; plus que la physiognomonie (de Lavater), elle révèle l’impasse dans laquelle s’est engagée la raison observante, qui isole l’extérieur et l’intérieur.
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Sixième leçon : Statique et dynamique : l’ordre et le progrès
Nous avons défini des bases, c’est-à-dire les conditions d’existence de la religion. Mais on ne peut se contenter d’une description de principes : car tout ce qui concerne les hommes, qui se situe donc au-delà de la nature, est soumis à des mouvements, à des évolutions, à un processus « diachronique » : c’est ce qui prendra le nom d’histoire dans le domaine des sciences de l’homme. Deux dimensions doivent donc être prises en compte : d’une part les fondements, la statique, d’autre part, les changements, la dynamique. La question à se poser est donc double : d’une part il faut déterminer s’il y a une logique du développement des phénomènes sociaux, qui comporte ses lois propres ; d’autre part, il faut se demander s’il y a un ordre de développement, c’est-à-dire une articulation entre statique et dynamique. C’est la fameuse affirmation de la devise comtienne : « ordre et progrès ».
Pour la religion, nous avons donc deux problématiques connexes : dans un premier temps, il faut savoir comment la religion est ordonnée (par exemple, quel est le rapport entre l’individu et la société, puisqu’il y a la foi et le culte) ; puis examiner l’histoire de la religion, autrement dit, quel développement des religions permet de comprendre notre actualité.
- 38: Comte réaffirme, comme il l’a toujours fait, la subordination du progrès à l’ordre : le développement historique des sociétés suppose des structures permanentes : la famille, la communauté, les objectifs, les institutions, etc. « Le progrès est le développement de l’ordre » (Discours sur l’esprit positif, §40). Mais Comte va plus loin : il considère aussi que l’on peut penser un achèvement, un état final, une stabilisation définitive, du mouvement social : son idée est que le progrès est au service de l’ordre nouveau qu’il produit et reproduit l’ordre structurel : curieuse idée donc d’un « état positif », qui serait en quelque sorte la stabilisation de l’âge adulte, de la maturité, finalement la fin de l’histoire.
- 40: la référence à BICHAT. Comte se réfère donc à un biologiste, qui, dans son Traité des membranes (1801), qui coïncide avec l’invention du mot « biologie » par Lamarck, pose les bases de la distinction de l’anatomie et de la physiologie : description, et fonctionnement, ordre tissulaire, et organisme vivant. Chaque élément est solidaire, et autonome, et spécifié (on ne dispose pas encore de la théorie cellulaire, de Schwann). Le modèle biologique peut être suivi : un être vivant est un être composé : des éléments, la statique, et la combinaison, la dynamique (on sait maintenant que les cellules souches se spécifient pour donner la diversité des tissus qui composent les organes : il y a donc différence, et solidarité. Le modèle biologique doit être néanmoins dépassé, pour constituer la sociologie : on n’a plus affaire à un être vivant, mais à un vivant collectif qu’est le monde social, et, dans sa totalité, l’humanité.
Dès lors, on voit l’enjeu d’une telle distinction-composition : la statique explique les phénomènes sociaux (c’est le sens moderne de l’enquête sociologique), la dynamique permet d’envisager l’avenir, elle permet de prévoir. Quel est donc l’avenir de la société, et, en particulier, de la religion ? Quelle sera la religion de l’avenir ?
De même, si la société est comprise comme un vivant collectif, il est aisé de comprendre que la vie est la « résistance à la mort », mais cela signifie qu’il faut intégrer la mort à la société, appelée dès lors le « grand organisme » : de quelle manière ? Ce sera le thème central de la commémoration, puisque « l’humanité est composée de plus de morts que de vivants ». La religion sera donc, structurellement, le culte des hommes présents et passés, qui témoignent de cette vie collective. Après tout, l’histoire pourrait indiquer qu’il en a toujours été, plus ou moins, ainsi.
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Septième leçon : Complexité et synthèse humaine
Dans cette « deuxième partie », COMTE a comme souci principal de comprendre comment fonctionne l’esprit humain (la théorie cérébrale), c’est-à-dire comment les divers éléments se composent. Nous avons trois existences (p. 44) : affective (penchants, id est désirs), intellectuelle (tendances, id est idées et opinions), et active (croyances, id est raisons d’agir). La vie affective apparaît de plus en plus à Comte comme le ressort décisif de l’existence (l’amour) ; mais il faut prendre en compte l’articulation des trois vies : comment les idées commandent les sentiments, comment les actions sont produites par les émotions, etc.
Pour comprendre cette coordination, Comte reprend l’idée scientifique du milieu : comme environnement (extérieur) mais aussi comme centre de référence (propre). La thèse de l’auteur est alors (p. 45): « le dehors règle le dedans sans altérer sa spontanéité« .
Le monde extérieur est déjà là : nous sommes soumis aux lois de la nature et aux lois de la société. COMTE l’appelle « fatalité extérieure » (p. 45). Mais ce n’est pas un terme négatif
: en effet, c’est l’idée d’une stabilité de la nature, sur laquelle nous pouvons nous appuyer (nous avons donc la croyance fondamentale en la permanence des choses, et même en leur fixité). A partir de là, nous pouvons concevoir un « perfectionnement« , c’est-à-dire voir comment nous allons évoluer.
D’abord (p. 47), nous avons la conviction qu’il existe des choses « durables », qui se déploient dans le temps : nous aurons alors une référence à ce qui peut continuer d’être : la morale va ainsi énoncer ce qui reste valable au-delà des circonstances : les hommes vivent selon des règles auxquelles ils croient : en particulier, cela justifie le développement des « instincts sympathiques » (l’altruisme). Pour dépasser l’égoïsme spontané, il faut croire à une valeur (tout aussi spontanée, mais moins forte) de solidarité, de vie commune.
Ensuite, nous prenons conscience de ce qu’il y a de « mutuel » dans l’existence. Les hommes agissent, et même réagissent, en fonction de ce qui se passe en commun : exemples du climat, des saisons : c’est là la source du vivre ensemble (conscience de faire la même chose dans les mêmes circonstances extérieures). Encore un aspect de « l’ordre immuable » des choses.
Cela a pour conséquence capitale que la religion pourra se baser sur l’idée de l’ordre naturel (le monde) conjoint avec l’ordre humain (l’homme) : le dogme fondamental sera l’union de l’homme et du monde, l’appartenance de tous les hommes au même monde, selon une stabilité indestructible. L’intelligence peut alors s’emparer de ce principe, et argumenter, formuler des hypothèses.
- 50-51 : références à Kant, à Hegel, aux sciences : deux écueils à éviter : l’idéalisme absolu, qui oublie la réalité sociale, le scientisme, qui oublie la fonction des croyances. D’un côté, trop d’esprit subjectif, de l’autre pas assez d’esprit synthétique.
On peut donc envisager une synthèse des facultés et des connaissances : aimer, penser, agir : lois physiques, lois morales, doivent converger, à partir du principe que Comte établit longuement dans les pages 56-62 : « il n’y a de réellement immuable que l’ordre céleste« . Qu’est-ce que cela donne au niveau du sentiment, de la raison, et de l’action ?
- La société apparaît plus mobile que l’ordre D’où la nécessité d’une « science sociale » (p. 63). Il ne s’agit pas de contempler l’ordre immuable, mais de « stimuler la sociabilité » (p. 67).
- L’ordre universel donne l’idée d’un grand-être (l’ordre humain) : 68: « dans toute société réelle, chacun agit habituellement pour autrui, quoiqu’il n’ait pas toujours un digne sentiment de sa vraie fonction« .
- La relation de l’homme et du monde invite à l’humilité (p.69): la conscience de nos imperfections (cf. Pascal) doit nous inciter à subordonner la personnalité à la sociabilité, c’est-à-dire à privilégier la vie commune et ses
Sur le concept de Grand-Etre : la religion parle des dieux, de Dieu, voire de l’être suprême. Comte reprend l’idée de Dieu, en lui faisant subir une transformation importante : distinguons en effet le subjectif (ce qui vient de l’homme) et l’objectif (ce qui vient du monde) ; les religions théologiques partent de la subjectivité (croyance) pour justifier l’hypothèse objective (réalité).Comte réduit au premier terme l’idée de Dieu, parce qu’on ne saurait déduire une réalité indépendante d’une conviction particulière (dépendante). Ainsi le Grand être n’est-il pas une personne, une réalité transcendante, un être indépendant : il n’existe que dans le cœur des croyants, sous la forme de la participation au perfectionnement de l’humanité. Ainsi le Grand-être est-il composé de chacun de nous lorsque nous apportons à l’humanité ce qui la fait être telle. Cf. la formule souvent reprise de SPP IV, 30 :
« Le Grand-être est l’ensemble des êtres passés, futurs et présents, qui concourent librement à perfectionner l’ordre universel« . Cela ne désigne donc pas tous les hommes, mais ce qui en chacun, et particulièrement chez certains, contribue à ce développement, c’est-à-dire fait avancer l’altruisme et l’histoire collective.
Ainsi distinguera-t-on dans l’humanité les morts et les vivants : générosité des morts envers les vivants (la culture, les progrès des connaissances, qui parlent et servent: d’une manière générale, l’héritage) ; lien entre vivants et morts (la vie subjective qui demeure dans le souvenir des vivants ; cf. Petrarque, XIIIème siècle : les trois morts : physique, affective, matérielle) ; la reconnaissance des vivants envers les morts (les bienfaiteurs de l’humanité, à comparer avec les saints catholiques ou les marabouts musulmans) ; le système de la commémoration (le calendrier, l’institution, la statue, etc.).
Auguste COMTE, Théorie générale de la religion, (T.S2 2012)
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Huitième leçon : Economie naturelle de la religion positive
Après avoir insisté, de multiples manières, sur la prépondérance du cœur sur l’esprit (quand c’est l’inverse, il parle de « fatalité »), Comte s’efforce de décrire ce que peut être une religion qui unifie vraiment les trois domaines constitutifs de l’existence humaine.
D’abord, il reconnaît l’importance de l’imagination comme premier moment de la connaissance (les êtres imaginaires sont les premières réponses, inévitables bien que fausses, aux interrogations humaines sur la nature des choses). P. 77. Ainsi les hommes inventent-ils des mondes idéalisés, des utopies (Le jardin d’Eden), des uchronies (L’éternité), pour compenser leur déception du monde réel. La religion est alors une consolation (thème chrétien, mais aussi, dans la critique qui en est faite, thème marxiste de l' »opium du peuple » (et sa vertu dormitive), et freudien de la « névrose » (et ses symptômes, voir la théorie de la sublimation). Comte préfère y voir un moment historique, lié au développement des sciences (qui, selon l’expression de M. Weber, « désenchantent le monde« ). Sous cet angle, l’imagination nourrit à la fois les illusions, et les réponses rationnelles.
Mais Comte propose une autre approche, qui correspond pour lui à la réalité de la religion, non aux représentations que l’on s’en fait (en effet, dénoncer une illusion ne la fait pas disparaître : il faut prendre la foi, le culte, les dogmes, comme des faits). Mais ce sont des faits de société, des expressions de la vie en société. C’est à ce niveau que la religion a un sens positif. P. 80 : comparons toutes les formes de société, dans le temps (diachronie) et dans l’espace (synchronie) : on trouvera toujours « la dépendance intellectuelle de chaque homme envers l’ensemble des autres« . La vie individuelle, à la limite, n’existe pas, puisque l’ordre est collectif, et le progrès produit par la rencontre des hommes participant au Grand-Etre.
La boucle est bouclée : observons la situation actuelle (XIXème siècle européen) : p. 86: le « régime provisoire » désigne l’Eglise catholique romaine, qui assure à la fois le culte principal, la justification de la foi, et la morale collective. Cette situation est provisoire, parce que le mouvement de l’histoire ne s’arrête pas à une culture particulière. Comte se représente alors le monde à venir comme commandé par la science et les prolétaires, avec une prépondérance accrue des femmes, et dont la religion ne sera pas abolie, mais rapportée à l’humanité elle-même. La perspective est, selon sa forte formule de la page 88, de « s’incorporer au Grand-Etre« .
Deux significations : d’une part, c’est l’application du principe selon lequel le tout est plus grand que les parties : chacun participe à la vie du tout qu’est la société ; la métaphore est biologique (l’organisme et ses organes) et économique (la corporation est l’association des hommes selon le métier; exemple de l’ordre des médecins, ou de l’union des commerçants dans une ville). D’autre part, c’est l’affirmation de la vie subjective, celle qui demeure une fois que la vie objective, vouée à l’altruisme mais aussi à l’égoïsme, souvent le plus fort, s’est effacée. Le souci de Comte est bien de constituer un héritage, qui est parfois individuel (le grand homme) mais aussi anonyme (chacun apporte sa pierre à l’édifice social).
- 90 : « les vivants sont toujours, et de plus en plus, gouvernés par les morts » (anti- christianisme : laissez les morts enterrer les morts).
Conclusion : pourquoi un éloge de la femme, le « sexe affectif » ?
Ce sont, dit-il, des « êtres intermédiaires entre les hommes et l’humanité » : les hommes (masculins) croient trop à leur puissance habituelle, ils théorisent leur pouvoir, et ainsi manquent la synthèse de l’humain ; la femme, par contre, est plus « synthétique », parce qu’elle ne dissimule jamais que l’affect existe aussi, et d’abord : il n’y a donc pas d’égalité (abstraite)
entre l’homme et la femme, mais le devoir des hommes est de s’élever à la capacité féminine de ne pas s’aveugler…
Comte évoque alors ses trois anges (la femme sublimée dans la vie subjective) : la mère, l’épouse, la fille, c’est-à-dire :
Obéissance-vénération-passé ; union-attachement-présent ; protection-bonté-avenir. L’obsession classificatoire et la passion sont ici les ressorts de l’analyse comtienne. La raison a-t-elle quelque chose à y perdre ? La religion de l’humanité n’a rien d’effrayant, sinon peut- être pour les esprits forts. Est-ce un bon signe qu’elle n’ait pas eu d’adeptes, ou si peu ?
Conclusion : il est de bon ton de considérer certains aspects du texte comme ridicules, ou abscons ; il y a sans doute un style comtien, qui est rébarbatif et peu engageant. Mais il est tellement plus excitant pour l’esprit de s’élever dans les fictions que, modestement, de considérer le réel. On peut avoir la faiblesse de penser que la philosophie n’est rien d’autre que cette tentative de rendre compte de ce qui est, et d’apporter des éclairages sur ce qui pourrait être, à condition de n’avoir pas les moyens de contraindre les esprits et les cœurs. L’histoire témoigne d’une tout autre approche.
P.M.Turcin (Lycée Jean Michel de Lons-le-saunier)
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