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Le sage épicurien a-t-il mauvais goût ? Julien RODRIGUEZ, Professeur au lycée Raoul Follereau (Belfort)

Le sage épicurien a-t-il mauvais goût ?

 

Julien RODRIGUEZ,

Professeur au lycée Raoul Follereau (Belfort)[1]

 

 

« Vous ne savez pas ce que c’est d’être riche…

_ Non, qu’est-ce que vous faites quand vous êtes riche ?

_ Je peux aller n’importe où en week-end.

_ Écoutez, le dimanche, j’ai de quoi lire, cela va. [2]»

 

Il y a quelques temps j’avais écrit un article sur l’épicurisme, publié dans cette même revue, tentant d’expliquer que, selon Epicure, le sage apprend à devenir indifférent à toutes sortes de biens de luxe. Par conséquent, s’il devait choisir, par exemple, entre du pain sec ou un plat délicieux il choisirait au hasard[3]. L’article avait suscité, entre autres, une réponse de Gérard-Alain Mallet contestant ce dernier point et expliquant que le sage n’est pas indifférent à l’égard des nourritures chères, mais qu’il est seulement indépendant[4]. On peut juger cette position tout-à-fait sage, mais il semble que ce n’est pas là la sagesse des épicuriens. Au contraire plusieurs textes d’Epicure me paraissent contredire une telle lecture et imposer logiquement l’idée d’une indifférence du sage. Je tâcherai d’établir ce point pour commencer.

Mais un raisonnement logique ne saurait suffire ; il faut encore que les résultats de ce raisonnement nous paraissent crédibles. Or c’est la faiblesse de l’interprétation que je propose : elle est tout-à-fait contre-intuitive. Cependant ce n’est pas là une objection solide. En effet, le système des épicuriens implique que, s’ils ont raison, ils seront incompris, car l’homme qui manque de sagesse est incapable de reconnaître le vrai bonheur. De plus, on peut malgré tout trouver quelques analogies et quelques expériences nous permettant d’entrevoir et même de ressentir de façon fugitive ce que doit être le bonheur épicurien, bien qu’un tel bonheur nous soit largement étranger.

 

L’article de départ : le sage est indifférent

 

L’épicurisme antique m’est toujours apparu comme une doctrine très difficile, non seulement à comprendre, mais surtout à enseigner, car les affirmations d’Epicure paraissent invraisemblables. Quand Epicure dit qu’il suffit de satisfaire ses désirs naturels et nécessaires pour être heureux, il semble soutenir une thèse impossible. L’exemple qu’il donne pour illustrer son propos le rend encore moins crédible auprès des élèves : le sage atteint le bonheur en se nourrissant de pain sec et d’eau et n’a nullement besoin de mets raffinés. Qu’on puisse survivre en mangeant du pain sec, nul ne le nie ; mais prétendre que cela apporte le bonheur, voilà qui paraît totalement exagéré. Il semble impossible de mettre à égalité le plaisir apporté par le pain sec et celui apporté par un bon repas ; il semble impossible d’être indifférent et de ne pas préférer un plat délicieux plutôt que du pain sec.

Notre premier réflexe (et le premier réflexe de nos élèves) est donc de rejeter l’épicurisme. On peut cependant dépasser ce premier stade, en s’appuyant sur certains exemples qui permettent de rendre tout-à-fait crédible, voire même familière la doctrine épicurienne. En effet, ce discours est invraisemblable tant que nous pensons à des choses entre lesquelles nous établissons personnellement des préférences. Je préfère personnellement le foie gras au pain sec et, par conséquent, je ne conçois pas qu’on puisse les mettre sur le même plan. Mais le discours d’Epicure est au contraire tout-à-fait acceptable et compréhensible, lorsque nous pensons à  des choses qui nous sont indifférentes et entre lesquelles les autres établissent des préférences. Ces préférences apparaissent alors comme des caprices et l’indifférence comme une forme de sagesse. Par exemple, dans La Règle du jeu de Renoir, la domestique de Mme La Bruyère précise que sa maîtresse ne mange que les plats salés avec du sel marin ajouté après la cuisson. Nous y voyons un simple caprice et nous sommes ravis d’entendre le cuisinier déclarer à son commis : « Mme La Bruyère mangera comme tout le monde. J’accepte les régimes, mais pas les manies ».

Or, aux yeux des épicuriens, nous sommes tous capricieux. C’est pourquoi l’introspection nous trompe lorsque nous tentons de définir le bonheur. En effet, le capricieux ressent plus de plaisir quand on satisfait ses caprices et il est triste au contraire quand on les contrarie. S’il se fie à sa seule expérience, il pensera donc qu’il doit satisfaire ses caprices pour être heureux. L’homme sage, au contraire, sait que le capricieux ne doit pas s’écouter lui-même et qu’il devrait apprendre à devenir indifférent, à ne pas faire dépendre sa joie et sa peine de choses qui sont, en réalité, sans importance.

En conclusion, sachons que l’introspection nous trompe et que nous ne devons pas lui faire confiance. Elle nous dit que pour atteindre un bonheur complet, nous devons satisfaire nos préférences ; la sagesse épicurienne nous enseigne au contraire, qu’il faut apprendre à devenir indifférent. Cette sagesse est pour nous inaudible ; mais ce n’est pas le signe de sa fausseté, c’est au contraire le signe de notre dépravation.

 

Les objections de G.A.Mallet : le sage est indépendant

 

M.Mallet répondit à cet article que j’avais négligé la question des désirs naturels mais non nécessaires, à l’intérieur desquels il range le désir de nourritures coûteuses et raffinées[5]. Il me semble qu’on peut présenter sa thèse ainsi :

Ce qui caractérise le sage épicurien, ce n’est pas son indifférence à l’égard des nourritures coûteuses, mais son indépendance. Le sage, tout comme l’individu commun, établit des préférences entre les plats qu’il trouve délicieux et ceux qui ceux sont fades. Cependant, il se distingue de l’homme du commun, car il sait sans peine se passer de ces mets raffinés. Il s’est en effet habitué à des repas simples et frugaux. Il ne ressent donc aucun trouble s’il doit se contenter de pain sec ; en revanche, il sait apprécier les plats raffinés, si l’occasion de les déguster s’offre à lui.

 

« L’habitude d’une nourriture simple … nous permet de mieux jouir des nourritures coûteuses quand, par intermittence, nous nous en approchons… » L’habitude consiste à faire sans efforts et ce que ne ferait pas d’emblée spontanément [l’homme du commun]. L’habitude d’une nourriture simple est la condition pour apprécier pleinement une nourriture plus raffinée […] Il ne s’agit donc pas de se dépouiller totalement de la notion de goût. Ce ne sont pas les banquets qui sont à éviter, mais les « incessants banquets ». Ils doivent rester des pratiques exceptionnelles, possibles « par intermittence ». C’est qu’ « il faut vivre de peu en général » car « ceux-là jouissent le mieux de l’opulence qui en ont le moins besoin ». Pour pouvoir apprécier l’opulence, il faut pouvoir s’en passer, ce qui ne veut pas dire qu’il faille s’en passer. Celui qui est habitué à « vivre de peu en général » ne ressent pas de privation en temps normal, préserve sa santé, est « capable d’accomplir aisément ses occupations », ne dépend pas des aléas de la fortune et jouit sans trouble des moments d’ « opulence ». Le plaisir le plus satisfaisant est le plaisir réglé et l’opulence est un bien à condition qu’elle ne soit pas un besoin.[6]

 

A l’appui de l’argumentation de M.Mallet, on pourrait encore ajouter la Sentence vaticane 63, dans laquelle Epicure condamne un ascétisme outré et invite à faire preuve de modération dans notre modération même : « Il y a, même dans la restriction, une mesure : celui qui n’en tient pas compte se trouve à peu près dans la même situation que celui qui s’égare par manque de limitation. » On peut ainsi dire que celui qui s’interdirait de savourer pleinement les nourritures raffinées ferait une interprétation excessive des injonctions épicuriennes et se priverait sottement de certains plaisirs que la vie nous apporte.

Outre ces nombreux appuis textuels, l’interprétation de M.Mallet a le grand avantage d’être directement compréhensible, alors que celle que je présentais avait le défaut d’être contre-intuitive. Tout le monde comprend aisément que nos désirs doivent rester des désirs et ne pas devenir des besoins tyranniques. Tout le monde comprend que si l’on mangeait du foie gras tous les jours, ce plaisir deviendrait banal et perdrait de sa saveur. Au contraire personne ne comprend une sagesse qui recommanderait de ne pas préférer le foie gras au pain sec.

 

Le problème

 

Le problème de cette interprétation tout-à-fait cohérente et claire, c’est qu’elle me semble contredite par d’autres textes d’Epicure. C’est précisément cette contradiction qui m’a conduit, pendant longtemps, à ne pas enseigner l’épicurisme en classe. Et c’est pour la dépasser que j’avais imaginé cette idée d’une indifférence du sage, dont je voudrais ici préciser le sens. Mais procédons par ordre et exposons tout d’abord le problème que me posait l’épicurisme.

Si l’on suit ce que nous disent M.Mallet et l’introspection, on reconnaît que la satisfaction des désirs raffinés apporte au sage un surcroît de plaisir. Le sage (contrairement à l’homme qui est mal habitué) pourrait se passer sans peine de poisson ou de vin, mais il trouve un peu plus de plaisir à choisir ces mets-là, plutôt que du pain sec et de l’eau.

Or, en raisonnant ainsi, on sort, me semble-t-il, de l’épicurisme. On conçoit en effet trois états différents qu’on pourrait schématiser à l’aide d’une analogie mathématique : le manque (analogue aux nombres négatifs) est synonyme de douleur. C’est ce que ressent le sage quand il a faim et l’homme du commun quand il n’a que du pain sec à manger. Deuxièmement, il y aurait un état neutre, un plaisir relatif (analogue au zéro en mathématiques) que le sage atteint avec du pain sec et de l’eau et que les hommes du commun atteignent en mangeant un plat qu’ils jugent normal (cette norme étant plus ou moins exigeante selon qu’on est plus ou moins capricieux et difficile). Enfin, il y aurait un état de plaisir supérieur (analogue aux nombres positifs), auquel le sage accède dès qu’il a plus que le minimum vital et auquel l’homme du commun n’accède que plus rarement, c’est-à-dire quand il dépasse ce qu’il considère comme un repas « normal ».

Or l’épicurisme refuse cette conception du plaisir. Il n’y a pas, selon Epicure, d’un côté la suppression du manque (qu’apporterait la nourriture simple) et, d’autre part, un plaisir supérieur (qu’apporteraient les nourritures coûteuses). Le plaisir n’est que la suppression d’un manque. Ce n’est pas une chose positive, mais seulement la négation d’une négation. La troisième des Maximes capitales le dit explicitement : « la limite de la grandeur des désirs est l’élimination de toute douleur ». Une fois qu’on a atteint ce maximum, il est impossible d’aller au-delà. Pour reprendre notre analogie mathématique, disons que le plaisir maximal est analogue à zéro et que dans l’éthique épicurienne il n’y a rien d’analogue aux nombres positifs. Atteindre l’état de plénitude analogue au zéro, c’est atteindre un état de plaisir insurpassable. La maxime capitale XIX le confirme, en affirmant que « le temps infini contient un plaisir égal à celui du temps limité, si de ce plaisir on mesure les limites par la raison. » Si le plaisir était une chose positive (comme le croit l’opinion), un temps illimité contiendrait un plaisir infiniment plus grand qu’un temps limité. Mais si on mesure les limites du plaisir à l’aide de la raison, on sait que le plaisir est équivalent au zéro des mathématiques et on comprend  que zéro multiplié par l’infini est égal à zéro multiplié par un nombre fini.

On trouve chez Descartes une autre analogie qui peut nous aider à comprendre la thèse d’Epicure : « un petit vaisseau, écrit-il à la princesse Elisabeth, peut être aussi plein qu’un grand, encore qu’il contienne moins de liqueur.[7] » Ainsi l’épicurien dira-t-il que nos désirs sont comparables au vaisseau dont parle Descartes. Les uns ont des désirs gigantesques, d’autres, les plus sages, ont des désirs plus modestes. Les uns atteignent très rarement le plaisir maximal, car la vie ne comble que très rarement leurs attentes, les autres l’atteignent plus souvent. Mais, lorsqu’ils sont heureux, les deux atteignent le même degré de plaisir. Si je compare un grand verre et un petit verre, j’ai besoin de davantage d’eau pour remplir le premier, mais une fois qu’ils sont remplis, ils sont tous les deux également pleins. Je peux, si je le souhaite, continuer à verser de l’eau, mais je ne pourrai pas remplir davantage un verre qui est déjà plein[8]. De même, le sage qui atteint le plaisir maximal en satisfaisant ses modestes désirs ne peut pas être plus heureux, parce qu’il n’y a rien au-delà de cette limite. Supposons deux enfants : le premier est un enfant gâté qui s’attend à recevoir vingt cadeaux à Noël ; l’autre se contentera de n’en avoir que cinq. Si tous les deux en reçoivent cinq, seul le second sera heureux. Mais il atteint un plaisir maximal. L’enfant gâté qui en aurait vingt ne serait pas plus heureux que lui. De même, si l’enfant est déjà parfaitement heureux avec cinq cadeaux, lui en offrir dix n’ajoutera rien à son bonheur. Telle est, me semble-t-il, la leçon principale de l’épicurisme antique : contrairement à ce que croit l’opinion, le plaisir est limité et « la limite de la grandeur des plaisirs est l’élimination de toute douleur ».

Les mets raffinés n’apportent donc pas au sage davantage de plaisir que les mets simples. Comme le dit la Maxime capitale, XVIII : « le plaisir dans la chair ne peut s’accroître une fois supprimée la douleur du besoin, mais il est seulement varié. » Cette variation se fait sur fond d’indifférence et il ne peut en être autrement puisqu’on a déjà atteint la limite maximale du plaisir. M.Mallet écrivait que « celui qui est habitué à « vivre de peu en général » ne ressent pas de privation en temps normal » ; mais s’il ne ressent pas de privation et si le plaisir n’est que la suppression d’une privation, alors il ne peut pas ressentir un plaisir supplémentaire en obtenant des mets raffinés[9].

Par conséquent, si l’on suit à la lettre les principes d’Epicure, il me semble nécessaire de conclure que le sage épicurien est indifférent quand on lui propose de choisir entre du pain sec  ou un plat réputé délicieux[10]. Ce point étant établi, tâchons maintenant le rendre compréhensible.

Les deux indifférences

L’idée même d’une indifférence du sage est ambiguë, car ce mot pourrait désigner deux attitudes diamétralement opposées. Il y a tout d’abord une indifférence que l’on pourrait qualifier de négative : elle déprécie toutes choses en leur retirant toute saveur. Dans ce monde uniformément gris, tout est à égalité, car tout est également fade. L’indifférent dirait alors : le soi-disant grand vin, ce n’est qu’un mythe, en réalité ce n’est pas meilleur que l’eau. La sagesse consisterait alors à dégonfler toutes les baudruches qui nous entourent, à dépouiller le réel de tous ses vains ornements. Le sage deviendrait alors semblable au poète romantique qui « contemple la terre ainsi qu’une âme errante » et soupire : « Que le tour du soleil ou commence ou s’achève / D’un œil indifférent je le suis dans son cours »[11].

Le précédent article pouvait laisser croire que j’attribuais au sage épicurien cette indifférence dépréciative. Mais une telle indifférence ne peut pas convenir au sage épicurien, qui est avant tout un homme heureux. On peut même penser que cette indifférence négative est celle que dénonce la Sentence vaticane 63, citée plus haut, lorsqu’elle nous mettait en garde contre un mauvais ascétisme. Il nous faut donc concevoir une autre indifférence, qui procède d’une égalisation par le haut et non pas d’un nivellement par le bas. Il ne s’agit pas de dire « le grand vin ce n’est pas si bon que cela », mais de comprendre au contraire que l’eau est délicieuse et qu’elle suffit à nous apporter un plaisir parfait, aussi grand (quoique différent) que celui procuré par un grand vin[12].

En écartant cette fausse interprétation, il semble que nous nous éloignions encore plus de notre but. Nous voulions rendre sensible la thèse épicurienne et voici que nous soutenons des affirmations totalement excentriques. A la limite, nos élèves pourraient admettre que la renommée du grand vin est un peu surfaite, mais comment leur faire croire que l’eau est délicieuse ? La réponse est simple et difficile à la fois. Elle est théoriquement simple : pour comprendre que l’eau est délicieuse, il faut être heureux et plus précisément heureux à la manière d’un sage épicurien. Si nous arrivons à nous mettre dans la tête d’un sage épicurien heureux, nous comprendrons que l’eau ne peut qu’être délicieuse. Mais précisément cette tâche est difficile puisque nous ne sommes pas des sages. Pire, si nous cherchons à reconstruire la figure du sage à partir des textes d’Epicure, les mots risquent de nous tromper. On lira que le bonheur du sage est caractérisé par l’ « ataraxie » et l’ « aponie », l’absence de trouble et l’absence de douleur. Mais chaque philosophie est une sorte de langue étrangère qui redéfinit les concepts et dessine un rapport au monde original et cette langue, comme toutes les langues étrangères, contient ses faux amis. Aponie et ataraxie font partie de ces faux amis. Pour nous, qui sommes étrangers à cette sagesse, l’absence de douleur et de trouble semble un état neutre, celui de l’homme qui « va bien », qui a passé une journée « pas mal », mais sans plus. Nous ferions un grave contresens en croyant que c’est cela qu’Epicure appelle le « bonheur ». L’ataraxie doublée d’aponie, c’est l’état d’un homme débarrassé d’absolument tous les maux, ce n’est pas un état « pas mal », c’est un état parfait.  Il faut donc faire la démarche inverse : non pas partir de que nous nommerions ataraxie et y voir le bonheur d’Epicure, mais partir de ce que nous nous appelons le bonheur et comprendre pourquoi Epicure le nomme « ataraxie » et « aponie ». Cette méthode sera d’ailleurs conforme à ce que nous disions plus haut : un petit verre n’est pas moins plein qu’un grand verre quand les deux sont remplis. Pour avoir une chance de comprendre le bonheur du sage, on peut donc tout-à-fait partir de nos propres expériences du bonheur, car les deux bonheurs doivent se ressembler, même si leurs causes diffèrent.

Laissons donc un moment le sage de côté et songeons à des moments de bonheur parfait tels que nous pouvons, nous, les connaître. Pensons à l’élève qui vient de recevoir une mention inespérée à son examen, au candidat reçu à un concours difficile ou encore à l’amoureux qui, après avoir longtemps courtisé sa belle, apprend enfin qu’elle ne le hait point. Dans ces moments exceptionnels, métamorphosés par une joie ineffable, nous ne désirons rien de plus. Plus exactement, le temps de cette satisfaction, nous oublions[13] tous nos autres désirs, tous nos petits soucis ; nous devenons alors capables de tirer une jouissance maximale de tout ce qui s’offre à nous. Qu’importe que nous possédions ou non une voiture de sport ; qu’importe que nous soyons ou non riches et célèbres ; qu’importe qu’on nous serve de l’eau ou du Saint-Emilion, puisque les deux sont délicieux ! D’ordinaire nous nous estimons relativement heureux, mais une petite voix ajoute toujours que cela pourrait être encore mieux si … ou si… Nous imaginons toujours qu’un plaisir plus grand serait possible, si nous étions juste un peu plus riches ou un peu plus chanceux. Dans nos rares moments de bonheur, cette petite voix mensongère se tait, réduite au silence par l’évidence de notre bonheur. Nous ne désirons rien de plus, car nous avons compris qu’il ne nous servirait à rien d’avoir plus.

Alors nous nous promenons dans la rue, « tel un dieu parmi les hommes »[14] : chaque détour de la route est un nouvel éblouissement, car nous sommes disponibles et nous avons, ou plutôt nous prenons le temps de contempler chaque chose jusqu’à faire surgir la beauté des scènes en apparence banales. D’où nous vient ce don nouveau, qui fait de nous un authentique alchimiste capable de changer la boue en or ? Il nous vient de cette disponibilité inhabituelle. Une attente ardente a été satisfaite et cela nous rend capable d’oublier les autres tracas, tous nos petits désirs et toutes les choses à faire, celles qui remplissent nos agendas et créent, à l’arrière plan de notre conscience, une sorte de frustration latente. Ce moment est de courte durée ; bientôt le quotidien reprendra ses droits et nous imposera ses mille petits liens, ses mille petites contraintes. Alors l’eau redeviendra fade. Alors il nous faudra des circonstances exceptionnelles pour que nous soyons à nouveau attentifs et pleinement disponibles à ce qui nous entoure. Par exemple, nous ferons à nouveau attention à ce qui est dans notre verre et nous dégusterons son contenu, parce qu’on nous a dit que c’était un Saint-Emilion. Il faut voir avec quelle ferveur les amateurs dégustent un verre de bon vin. Si l’on était capable de mettre autant de soi quand on boit un verre d’eau, la vie serait bien lente, mais elle serait délicieuse !

A contrario, celui qui est accablé de soucis et de désirs insatisfaits sera lui aussi indifférent à toute nourriture, mais en sens inverse. Il choisira au hasard entre le pain et le foie gras, car même le foie gras lui paraît insipide. Lucrèce nous le dit : si la vie se révèle incapable de nous donner le bonheur, c’est parce que nous sommes incapables de le recevoir.

 

[Epicure] vit que tout ce que réclament les besoins de la vie était déjà, ou peu s’en faut, assuré aux mortels et que leur existence se trouvait, autant qu’il est possible, à l’abri du danger ; il vit aussi que les hommes puissants avaient en abondance richesses, honneur et gloire, et se montraient fiers du renom de leur fils. Mais il vit aussi que chacun d’eux gardait en son for intérieur le cœur rempli d’angoisses, et que son âme était sans arrêt en proie à des tourments pénibles, qui le poussaient à s’emporter en plaintes agressives. Il comprit alors que le mal provenait du vase lui-même, dont les défauts faisaient se perdre au-dedans toutes les choses, mêmes profitables, qui lui étaient versées du dehors, d’une part parce qu’il le voyait fuyant et percé au point de ne pouvoir en aucune manière se remplir à jamais, d’autre part parce qu’il constatait que sa saveur repoussante infectait pour ainsi dire tout ce qu’il avait reçu au-dedans[15].

 

Arrêtons-nous un instant sur la métaphore choisie par Lucrèce, qui reprend et complète de façon significative l’image classique du tonneau des Danaïdes. Nous sommes tous semblables à un vase, or le vase est « fuyant et percé», il ne peut donc pas se remplir, car nous désirons toujours plus, nos plaisirs ne nous suffisent jamais. Mais Lucrèce ajoute que le vase corrompt son contenu, que même les choses « profitables », agréables (commoda) y perdent leur saveur. Ceci vaut tout particulièrement pour les hommes qui sont affligés par des craintes majeures (comme la peur de la mort ou de la colère des dieux, dont parlera le livre VI) ; mais, toutes proportions gardées, cela vaut pour chacun d’entre nous : nos occupations quotidiennes ne parviennent certes pas à nous faire trouver fade le foie gras (et encore quel goût aurait-il si on le mangeait à la cantine pendant que notre voisin se plaint de ses élèves de seconde ?), mais elles suffisent à nous faire oublier que l’eau est délicieuse. Gâtés par nos désirs capricieux, nous trouvons que la vie est passable. Nous dirons peut-être que rien ne nous manque, mais tous nos petits soucis sont tapis dans l’ombre. L’introspection ne nous le dit pas, mais en réalité nous sommes relativement frustrés. Un individu peut très bien manquer de sommeil sans le dire explicitement, mais ce manque l’affecte et le rend un peu moins réceptif à la beauté du monde. De même, si je garde dans un coin de ma tête une certaine norme du « repas délicieux », cela suffit à créer une relative déception face à un repas qui n’est que « normal », même si je n’y pense pas. Nous nous croyons arrivés à l’état neutre, au zéro dont nous parlions plus haut, mais nous sommes en réalité toujours dans le négatif, dans la privation. En effet, si vraiment nous ne manquions absolument de rien (ainsi que nous le prétendons), nous ne pourrions pas avoir des préférences. Pour prendre un exemple, moi qui ne suis pas un sage, je serai relativement déçu si on m’offre à l’apéritif une « simple » menthe à l’eau. Par politesse, je dirai que cela me va très bien. En revanche, si on me propose l’un de mes apéritifs préférés, disons une bière ou un porto, je serai heureux. Mais je ne fais de hiérarchie entre l’un ou l’autre. Il me suffit d’avoir l’un d’eux pour ne manquer de rien. Pour le sage, c’est la même chose, à ceci prêt que le nombre des boissons qu’il trouve délicieuses est beaucoup plus grand.

Par conséquent, le simple fait que nous préférions des plats raffinés à des plats simples est bien le signe que ces plats nous manquent d’une certaine façon ; et ce manque inavoué nous empêche de tirer de l’eau et du pain sec tout le plaisir qu’ils pourraient nous donner, qu’ils nous donnent parfois lorsque nous sommes exceptionnellement heureux et qu’ils donnent régulièrement au sage épicurien.

 

Comment atteindre, ou au moins se rapprocher de cette indifférence ?

 

Pour être heureux, il faut donc changer nos représentations du monde et du bonheur. Il faut apprendre à désirer. Plus exactement, il faut apprendre à ne pas désirer un certain nombre de choses qui sont non seulement inutiles au vrai bonheur, mais qui empêchent même d’y accéder quand il serait à notre portée. Tant que nous avons la conviction que posséder des biens de luxe nous permettrait d’être un peu plus heureux, nous en avons besoin pour être pleinement heureux. Tant que nous imaginons que le grand vin nous apporte un peu plus de plaisir que de l’eau, nous sommes incapables de dire avec Stobée : « Je m’épanouis de plaisir corporel en me nourrissant de pain et d’eau »[16]. Il faut donc se simplifier la vie et se débarrasser d’idées fausses qui nous entravent.

Une telle simplification entraînerait un rapport au temps différent et nous rendrait pleinement disponibles au moment présent. On pourrait d’ailleurs trouver dans nos vies des parenthèses d’éternité qui doivent ressembler à ce qu’est la vie du sage. Parfois nous savons nous rendre accessibles à des plaisirs épicuriens, comme le plaisir sexuel ou les joies d’un repas entre amis[17]. Ces plaisirs simples nous apportent des instants de bonheur parfait, à condition que nous prenions le temps de les savourer sans nous presser, sans penser à rien d’autre. On trouve ici un des rares points de convergence entre la vie du sage épicurien et celle de l’homme du commun. Nous avions dit plus haut que l’homme du commun éprouve le bonheur lorsqu’il a satisfait des désirs complexes que ne connaît pas le sage (la réussite et l’amour, par exemple) ; on peut maintenant ajouter que, dans certains cas, l’homme du commun devient accessible aux plaisirs du sage, à condition qu’il parvienne à se ménager des parenthèses, pendant lesquelles il laisse de côté ses désirs futiles et éteint son smartphone.

Limiter ses désirs, jouir pleinement du moment présent, ce sont là des généralités concernant le bonheur des épicuriens qu’il importait de rappeler pour commencer. Mais on peut ajouter à ces principes généraux quelques précisions concernant plus particulièrement notre question de départ : comment apprendre à ne pas préférer le vin plutôt que l’eau ?

Premièrement, il importe de nous guérir d’une certaine éducation qui établit une corrélation entre les qualités objectives des plats et le plaisir que nous en tirons. De fait, le grand vin possède une richesse d’harmonies et de nuances qui n’a pas d’équivalent dans un petit vin ou dans un verre d’eau. Il ne s’agit pas de nier ces qualités et de s’interdire d’y devenir sensible, mais il faut dissocier cela du plaisir que nous apportent les différentes boissons. On pose en effet deux questions différentes lorsqu’on demande « quel est le plus grand vin que vous ayez bu dans votre vie ? » et « quel est le verre de vin qui vous a apporté le plus de plaisir en votre vie ? » L’éducation du goût telle qu’on la conçoit habituellement mélange les deux questions. Elle conduit ainsi à une dépréciation de tout ce qui est médiocre[18]. Selon cette fausse éducation, l’homme de mauvais goût n’est pas l’homme raffiné faisant la fine bouche devant les grands plats ou les chefs d’œuvres artistiques, mais c’est le béotien qui éprouve un plaisir intense en mangeant un plat commun ou face à une œuvre d’art relativement pauvre. L’école du « bon goût » nous apprend à ne pas aimer le monde. Pour nous en convaincre, il suffit de lire, dans Le Guépard, la leçon que donne Tancrède à Angelica, avant de l’introduire dans le grand monde :

 

« Vois-tu, ma chérie, nous (et donc toi aussi, maintenant) sommes  attachés à nos maisons et à notre mobilier plus qu’à n’importe quoi d’autre ; rien ne nous offense davantage que la négligence à cet égard ; donc regarde tout et admire tout ; d’ailleurs, le palais Ponteleone le mérite ; mais puisque tu n’es plus une petite provinciale qui s’étonne de tout, tu mêleras toujours à tes éloges une certaine réserve  ; admire oui, mais compare toujours avec quelque modèle que tu aurais vu auparavant et qui soit illustre. » Les longues visites au palais de Donnafugata avaient beaucoup appris à Angelica, et ainsi ce soir-là elle admira chaque tapisserie, mais elle dit que celles du palais Pitti avaient de plus belles bordures ; elle loua une Madone de Dolci mais rappela que celle du Grand-Duc avait une mélancolie plus expressive ; et jusqu’à la tranche de gâteau que lui apporta un jeune homme empressé dont elle dit qu’il était excellent et presque aussi bon que celui de « monsù Gaston », le cuisinier des Salina. Et puisque « monsù Gaston » était le Raphaël des cuisiniers et que les « monsù Gaston » des tapisseries étaient celles du palais Pitti, personne ne trouva rien à redire, tous furent au contraire flattés de la comparaison et elle commença à acquérir ce soir-là la renommée d’une femme de goût courtoise, mais inflexible dans ses jugements, qu’elle allait conserver abusivement pendant toute sa longue vie[19].

 

L’éducation au bon goût a donc pour effet de nous dégoûter des choses qui ne sont que moyennes. Pour atteindre l’indifférence du sage, il faut adopter un chemin résolument inverse. Au lieu de comparer ce qui nous entoure à une norme idéale, il faut reconnaître que chaque chose est parfaite en son genre. Il faudrait s’inspirer de Spinoza et distinguer la privation de la simple négation. Quand je bois de l’eau, je ne dois pas la comparer aux mille nuances d’un grand vin. Ces nuances ne lui manquent nullement et l’eau est parfaite en son genre. Elle a ses propres qualités et on peut l’aimer pour cela. Le sage est donc, à sa manière, un homme de goût, mais d’un goût particulier qui lui permet d’aimer toutes choses, indépendamment de ce que l’opinion nomme leurs « qualités », car il a les goûts d’un homme heureux. De sorte que ce n’est pas parce qu’il est entouré d’objets extraordinaires qu’il est heureux, mais c’est parce qu’il est heureux que tout est pour lui source de plaisir[20].

Ajoutons, pour finir, que l’éducation du goût, telle qu’on la pratique communément, nous donne malgré tout un indice pour comprendre quel cheminement permettrait de mieux jouir des nourritures simples : il ne s’agit pas de modifier la sensation, mais plutôt le prédicat qu’on y accole. La sensation sera quasiment la même, mais on apprendra à la trouver agréable. Il me semble que tout apprentissage culinaire procède ainsi : la première fois que j’ai goûté un grand vin de Bordeaux, je devais avoir dix-huit ans et j’ai trouvé cela infect. On m’a dit que je ne savais pas l’apprécier, que j’étais trop jeune, etc. Depuis, j’ai appris à ressentir ce qu’il fallait ressentir. Ou, plus exactement, le goût est le même, mais je l’aime. Il y a une norme sociale, un discours ambiant qui nous dit ce qu’il faut aimer et qui parvient à modeler nos goûts. Il faudrait étendre ce processus à tous les aliments pour atteindre ou au moins pour approcher l’indifférence du sage.

Conclusion

 

Le principe de l’eudémonisme des épicuriens est que le bonheur est limité, qu’il existe un état de bonheur maximal correspondant à la suppression de tout ce qui nous manque. Le plaisir n’est donc pas une réalité positive, mais seulement un retour à l’équilibre. Le désir, au contraire, rompt cet équilibre et crée une sensation de manque. Plus nous sommes difficiles et capricieux, plus ce manque est grand et fréquent. Nous avons alors besoin d’objets complexes et raffinés pour atteindre cet état de plénitude, parce que nous nous imaginons que de tels objets sont nécessaires à un bonheur parfait. C’est pourquoi l’introspection nous trompe, lorsque nous nous demandons ce qui apporte le plus de plaisir dans la vie.

Le sage s’est guéri de cette illusion, il n’a pas de tels désirs exclusifs. Cela crée chez lui une disponibilité mentale qui lui permet de tirer un plaisir parfait de toute chose. Il n’établit donc pas de hiérarchie entre les mets raffinés et les mets simples, car tous lui apparaissent délicieux. Cet état d’esprit nous semble incompréhensible précisément parce que nous ne sommes pas des sages. De la même manière, l’enfant capricieux n’arrive pas à croire ses parents qui lui disent qu’il serait plus heureux s’il apprenait à être moins capricieux. Cependant, nos rares et fugitives expériences du bonheur nous permettent d’entrevoir le bonheur du sage, car dans ces rares moments, nous oublions nos petits désirs et parvenons à trouver belle et à aimer chaque chose qui nous entoure. Dans ces moments, nous abandonnons les hiérarchies artificielles, les préférences et les comparaisons implicites qui nous empêchent habituellement de jouir pleinement des choses simples. L’indifférence du sage n’est donc pas l’indifférence négative du poète romantique pleurant la femme aimée, mais elle est semblable[21] à l’indifférence légère et sautillante de cette chanson nous rappelant qu’

 

On n’a pas besoin de la lune

Quand on est vraiment amoureux

Pas besoin de vent sur la dune

Ni de source ni de ciel bleu

Du moment qu’on aime sa brune

Ça suffit pour qu’on soit heureux[22]

 

[1]             Article publié dans L’Enseignement philosophique, mars-mai 2015.

[2]             Etienne-Emile Beaulieu rapporte en ces termes la conversation qu’il a eue avec M.Roussel qui lui proposait un poste, très lucratif, de directeur général des recherches de ses laboratoires (entretiens avec Caroline Fourest, publiés sur le titre Libre Chercheur). Sans aller jusqu’à faire de M.Beaulieu un sage épicurien tel qu’il sera décrit plus loin, il me semble que cette réplique donne une assez bonne idée de ce que serait l’indifférence du sage épicurien : il ne s’agit pas de nier qu’il soit agréable de partir en voyage tous les week-ends, mais de préciser que d’autres activités peuvent nous apporter un plaisir aussi grand qu’un voyage aux Maldives ou à Bali.

[3]             « Vous reprendrez bien un peu de pain sec ? »,  L’Enseignement philosophique, janvier-février 2010.

[4]             « Mieux jouir des nourritures coûteuses », L’Enseignement philosophique, mars-avril 2010

[5]             Sur ce point M.Mallet suit le scholiaste de la Maxime Capitale XXIX. Or, comme je l’avais fait remarquer dans le précédent article, cette scholie très célèbre est contestable et on peut lui opposer une autre scholie (moins connue) qui considère le désir de nourriture raffinée comme un désir ni naturel ni nécessaire. Les désirs naturels mais non nécessaires seraient alors le désir sexuel et les désirs d’ordre esthétique, comme chanter ou danser par exemple (voir sur ce point l’introduction de M.Conche aux Lettres et maximes d’Epicure, PUF, pp.63 et 68-9). Ceci dit, cette distinction a relativement peu d’importance dans l’argumentation qui suit. L’important est de comprendre quelle attitude nous devons avoir vis-à-vis des désirs qui sont « non nécessaires » (qu’ils soient naturels ou non), c’est-à-dire des désirs dont la satisfaction pourrait nous apporter du plaisir, mais dont Epicure affirme qu’il n’est pas nécessaire de les satisfaire pour être heureux, bien qu’il définisse le bonheur par l’obtention du plus grand plaisir possible.

[6]             G.A.Mallet, « Mieux jouir des nourritures coûteuses ». Les citations renvoient à la Lettre à Ménécée.

[7]             Descartes, lettre à Elisabeth du 4 août 1645.

[8]             Cf. Diogène d’Oenoanda, fragment 108 : « Il faut [admettre] que la richesse [contre] nature [n’est pas plus utile que l’eau] versée dans un vase plein [au point de] déborder. Nous pouvons regarder les biens des autres [sans envie] et éprouver  un plaisir [plus pur] que le leur. » (Les Epicuriens, bibliothèque de la Pléiade, 2010, p.1062)

[9]             Il existe de nombreuses doctrines dans lesquelles cette contradiction n’existerait pas, car elles distinguent qualitativement le bonheur et le plaisir. Chez Descartes, par exemple, l’homme vertueux atteint le bonheur au nom de considérations morales. S’il est vertueux (ou plus exactement « généreux » comme dit Descartes), il peut dire que rien ne manque à son bonheur. En revanche, des mets raffinés lui apporteraient un surcroît de plaisir. Les deux énoncés ne sont pas contradictoires, puisque le bonheur et le plaisir sont deux choses qualitativement différentes. En revanche, Epicure nie cette différence. Kant l’a parfaitement vu, quand il prend Epicure comme le modèle du philosophe ne distinguant pas une faculté supérieure et une faculté inférieure de désirer (Critique de la raison pratique I,I,1). Il devient alors contradictoire de dire que quelqu’un a atteint le bonheur et ne manque de rien, mais qu’il pourrait malgré cela ressentir encore davantage de plaisir.

[10]           On trouve la même idée chez Cicéron : « Epicure prétend que la plus maigre chère, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus dédaigné comme aliment et comme boisson, ne procure pas moins de plaisir que les aliments les plus recherchés dans les festins » (Cicéron, De finibus… II, 28,90, cité par M.Conche, op.cit. p.222)

[11]           Lamartine, « L’isolement » (Méditations poétiques)

[12]           Il ne faudrait cependant pas exagérer. Epicure ne prétend pas que toutes les nourritures se valent ; il existe des plats infects (qui causent une douleur). Epicure nie simplement qu’on doive nécessairement trouver plus de plaisir au plat réputé délicieux qu’au plat frugal. C’est l’eau (et non pas l’huile de foie de morue) qui procure un plaisir égal à celui du vin.

[13]           C’est ici la différence entre le sage et nous : nos désirs vains sont simplement oubliés et ne tarderont pas à revenir, alors que le sage n’a pas à oublier ces désirs puisqu’il ne les ressent pas.

[14]           Epicure, Lettre à Ménécée

[15]            Lucrèce, De la nature VI, 9-23.

[16]         Stobée, Florilège, XVII, 34, repris par Usener, Glossarium Epicureum 181, cité par M.Conche (op.cit. p.64)

[17]           Lucrèce, (De la nature, I, 31-40 ; II, 29-33 et V, 1390-1433).

[18]           On retrouve cette idée chez Rousseau, lorsqu’il analyse le désir sexuel de l’homme sauvage. Le sauvage est indifférent : «  il écoute uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature, et non le goût qu’il n’a pu acquérir, et toute femme est bonne pour lui. » Revenant sur ce texte en 1782, Rousseau corrige le mot « goût » et le remplace par « dégoût ». La civilisation, l’éducation du goût ne rend pas plus désirables les jolies femmes, mais elle nous dégoûte des autres (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, GF-Flammarion 2008, p.100).

[19]            Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, sixième partie (Feltrinelli, 2002, pp.196-7).

[20]           On trouve un renversement analogue dans Guerre et paix de Tolstoï : «  Une démence joyeuse, subite, dont Pierre s’estimait incapable l’avait envahi. […] Tous les hommes, dans cette période de sa vie lui apparaissaient dans la lumière éclatante du sentiment qui illuminait son âme ; aussi, sans le moindre effort, voyait-il d’emblée dans le premier venu tout ce qui était bon et digne d’amour. […] La folie de Pierre consistait en ce qu’il n’attendait pas comme auparavant d’avoir, pour aimer les gens, des raisons personnelles qu’il appelait les mérites de ces gens ; mais l’amour débordait de son cœur et il aimait les gens sans raison, il trouvait des raisons incontestables pour les aimer. » (Léon Tolstoï, Guerre et paix, IV,IV, chap. XX)

Pour être tout-à-fait clair, précisons que cette comparaison a ses limites. La « folie » de Pierre a, dans l’œuvre de Tolstoï, une dimension religieuse, l’amour humain étant une sorte de tremplin permettant d’accéder à l’amour divin. Il est évident qu’on ne trouve rien de tel chez les épicuriens, qui n’estiment pas que l’amour permette d’accéder à la lucidité et, partant, au bonheur.

[21]           Là encore, il faut se méfier de l’analogie. Les Epicuriens n’ont jamais dit que l’amour soit la condition du bonheur (ils ont même plutôt dit à peu près le contraire ; cf Lucrèce IV, 1058-1192). Le but de notre comparaison est seulement de dire que, pour nous qui ne sommes pas des sages, l’expérience de l’amour permet d’entrevoir le bonheur que les Epicuriens atteignent par un tout autre chemin et surtout de sentir que ce bonheur entraîne une forme d’indifférence.

[22]            « On n’a pas besoin de la Lune » (A.Hornez, P.Misraki)

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